jeudi 23 mai 2013

Gramsci, une pensée devenue monde

par Razmig Keucheyan
Mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’idéologie dominante afin de conquérir le pouvoir… Fréquemment citées, mais rarement lues et bien souvent galvaudées, les analyses qu’Antonio Gramsci développe alors qu’il est incarcéré dans les geôles fascistes au début des années 1930 connaissent une remarquable résurgence. De l’Europe à l’Inde en passant par l’Amérique latine, ses écrits circulent et fertilisent les pensées critiques.
Pourquoi ce qui a été possible en Russie en 1917, c’est-à-dire une révolution ouvrière, a-t-il échoué partout ailleurs ? Comment se fait-il qu’à l’époque le mouvement ait été défait dans les autres pays européens — en Allemagne, en Hongrie, mais aussi dans l’Italie des « conseils de Turin », lorsque les ouvriers du nord du pays, en 1919-1920, occupèrent leurs usines pendant plusieurs mois ?
Cette question est au point de départ des célèbres Cahiers de prison (1) d’Antonio Gramsci, lequel, jeune révolutionnaire, avait fait ses premières armes lors de l’expérience turinoise. Rédigée quelques années après le reflux de ce processus, cette œuvre politique majeure du XXe siècle livre une profonde méditation sur l’échec des révolutions en Europe, et sur la façon de surmonter la défaite du mouvement ouvrier des années 1920 et 1930. Trois quarts de siècle après la mort de Gramsci, elle continue de parler à tous ceux qui n’ont pas renoncé à trouver les voies d’un autre monde possible.
Etrangement, elle parle aussi à ceux qui s’acharnent à empêcher que cet autre monde advienne. « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là », déclarait ainsi M. Nicolas Sarkozy quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2007 (2).
La récupération de l’auteur des Cahiers de prison par l’extrême droite, dont étaient issus certains proches conseillers de M. Sarkozy — notamment M. Patrick Buisson —, est en réalité une vieille affaire. Il est ainsi une référence centrale pour la « nouvelle droite », son principal théoricien Alain de Benoist qualifiant sa stratégie de « guerre culturelle » de « gramscisme de droite » (3). Ce détournement n’a pourtant pas empêché que, tout au long du XXe siècle, Gramsci fasse l’objet de réinterprétations stimulantes par les courants révolutionnaires à travers le monde.
Que la révolution ait été possible en Russie mais non en Europe occidentale tient selon Gramsci à la nature de l’Etat et de la société civile. Dans la Russie tsariste, l’essentiel du pouvoir est concentré dans les mains de l’Etat ; la société civile — partis, syndicats, entreprises, presse, associations... — est peu développée. Prendre le pouvoir dans ces conditions, comme l’ont fait les bolcheviks, suppose avant tout de se saisir de l’appareil d’Etat : armée, administration, police, justice... La société civile étant embryonnaire, quiconque détient le pouvoir d’Etat est en mesure de l’assujettir. Bien entendu, une fois l’Etat saisi, les ennuis commencent : guerre civile, relance de l’appareil productif, rapports délicats entre la classe ouvrière et la paysannerie…
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